Le marketing du tabac a-t-il consumé toutes ses cartouches ?
Des années 1930 à nos jours, les industriels du tabac ont rivalisé d’imagination pour rendre la cigarette attractive. Mais depuis les années 1990 et l’interdiction des publicités vantant ce produit nocif pour la santé, la donne se complique. D’autant que les campagnes de prévention du tabagisme se montrent de plus en plus offensives, à l’image du « Moi(s) sans tabac » lancé en novembre 2016 par le ministère de la Santé.
Comme le fait remarquer Karine Gallopel-Morvan, maître de conférences en marketing social à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), ce défi collectif reposant sur une vaste opération de marketing social constitue une première en France. Le 25 octobre dernier, elle donnait une conférence à Audencia Sciencescom sur le thème suivant : « marketing des industriels du tabac : formes et effets sur le tabagisme ». Nous y étions.
78 000
morts par an liées au tabac sont inévitables
Ces chiffres font froid dans le dos : 34,1% des 15-75 ans fument, 24% des femmes enceintes et 78 000 morts par an liées au tabac sont inévitables (INPES, Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé, 2015). Malgré ces impacts désastreux sur la santé, la cigarette a toujours le vent en poupe. La raison principale, selon Karine Gallopel-Morvan, maître de conférences en marketing social à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP): la toute-puissance des industries du tabac, qui réalisent des profits records.
Alors qu’un fumeur est dépendant à la nicotine au bout de 3 semaines de tabagisme occasionnel, il représente à lui seul 10 000 dollars de profit pour l’industrie du tabac, indique la chercheuse… Pas étonnant, dans ces conditions, que les cigarettiers aient de tout temps cherché à séduire de nouveaux clients…
Les années 30 et la cigarette plaisir
Dès les années 1930, les industriels ont rivalisé d’ingéniosité pour valoriser ce produit aussi nocif que rentable.
En premier lieu, ils se sont focalisés de manière délibérée sur les femmes. L’argument phare est alors celui de la minceur : « Reach for a Lucky instead of a sweet » (mieux vaut une cigarette plutôt qu’un bonbon). Mais aussi celui de l’émancipation : les femmes boivent et fument comme les hommes.
Dans la même veine, l’aspect sexy et glamour de la cigarette a été mis en avant. A cette époque, sa nocivité n’est pas encore avérée. Il a fallu attendre les années 1950 pour qu’elle soit considérée comme dangereuse pour la santé.
Face à des femmes plus sensibles à leur santé, l’industrie du tabac a dû s’adapter en les rassurant sur leurs effets nocifs. Ils ont donc eu l’idée de faire approuver la cigarette par les docteurs : « More doctors smoke Camel than any other cigarette » (les docteurs fument plus de Camel que n’importe quelles autres cigarettes).
Mises à part les femmes, les jeunes représentent à cette époque une cible privilégiée des industriels du tabac. En effet, la première cigarette est consumée avant 18 ans pour la majorité des fumeurs. Fumer devient synonyme de liberté, d’autonomie et de virilité.
L’après Loi Evin
La loi Evin du 10 janvier 1991 marque un tournant dans la lutte contre le tabagisme : elle interdit toute forme de publicité pour le tabac. Pour autant, les industriels ne se laissent pas abattre. Le groupe Gallaher affirme ainsi en 1997 que « malgré les interdictions de faire la publicité pour le tabac, il est possible de renforcer l’image des marques, d’en lancer des nouvelles ».
Pour assurer leur survie, ils misent sur d’autres stratégies. Le placement de produit au cinéma, qui avait commencé dès les années 1930, permet en effet de mettre en valeur leur produit d’une manière détournée. Concrètement, des contrats sont signés entre des agences spécialisées et les industriels du tabac pour rémunérer les acteurs qui fument à l’écran. A charge pour les agences de sélectionner les films les plus pertinents pour placer le produit. Par exemple, Marlboro a déboursé pas moins de 20 000 dollars pour que Christopher Reeve fume ses célèbres cigarettes dans le film Superman 2.
Autre outil de communication : le packaging. Le groupe Philip Morris constatait ainsi en 1990 que « les formes originales de packaging ont un impact fort sur les jeunes fumeurs ». Dans le même esprit, ce groupe a évoqué deux ans plus tard le fait que « les femmes reconnaissent qu’elles achètent Virginia Slim, Benson & Hedges quand elles sortent le soir pour compléter leur look : féminin et stylé ».
Les cigarettes aromatisées, qui agissent comme des « cigarettes bonbons », permettent elles aussi de rendre le produit plus attrayant. Plus récemment, les industriels ont misé sur une innovation produit pour doper leurs ventes : celle des cigarettes convertibles (des cigarettes dotées d’une capsule aromatisée à l’intérieur du filtre).
L’arrivée du paquet neutre
Malgré ces techniques toujours plus innovantes, la lutte contre le tabagisme ne s’essouffle pas. Depuis le mois de janvier 2017, la France a emboité le pas de l’Australie, élève exemplaire en matière de lutte anti-tabac, avec l’instauration du paquet neutre. L’INPES le définit comme « un emballage dont la couleur est non attractive, dont la forme est identique et sur lequel le nom de la marque de tabac est écrit de manière standardisée ». Objectif : réduire la consommation de tabac chez les jeunes, attirés par le packaging.
3%
de fumeurs en moins
Cette mesure est évidemment très contestée par l’industrie et les buralistes. La ministre de la Santé, Marisol Touraine, met en avant le fait que « en Australie, l’instauration du paquet neutre a provoqué une diminution de 3% de fumeurs ». Encore faut-il rappeler que sa mise en place s’accompagne, dans ce pays, d’une hausse de 12,5% du prix du paquet chaque année.
Reste à savoir, dans ce contexte de plus en plus contraint, quelle stratégie marketing les industriels vont élaborer pour assurer leur pérennité.
Claire Séjour