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« Les entreprises du web captent de plus en plus nos émotions »

Dans un ouvrage commun paru le 13 octobre 2017 aux éditions INA, Julien Pierre, enseignant-chercheur à Audencia SciencesCom et Camille Alloing, maître de conférences à l’IAE de l’Université de Poitiers, ont analysé comment les entreprises du web cherchent à capter les émotions des internautes pour en tirer profit. Sans que ces derniers en soient conscients. D’où une nécessaire éducation à l’utilisation des réseaux sociaux.

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D’où vous vient l’idée du sujet du livre ?

Notre envie d’écrire sur ce sujet, avec Camille Alloing, est parti d’une observation commune. A savoir un changement de stratégie de la part des entreprises comme Facebook, Twitter, Google ou IBM : elles ont changé leurs fonctionnalités et leur discours et ont envoyé plusieurs signaux qui parlaient de plus en plus des émotions.

Quel était le matériau de votre recherche ?

Nous avons multiplié les corpus. Nous avons programmé des collectes automatiques de tweets ou de posts sur Facebook, étudié la documentation technique de ces deux réseaux sociaux et analysé leur interface. 

Concernant les entreprises citées plus haut, nous avons étudié leurs données financières (notamment leur rapport annuel d’activité), leur organigramme, les recrutements, les brevets déposés, ou encore les discours prononcés par leurs designers ou leurs responsables. 

Vous parlez dans votre livre d’émotions, d’affects, que nous laisserions sur les réseaux sociaux, sans véritablement nous en rendre compte. Mais concrètement, comment faisons-nous, en tant qu’internaute, pour déposer ces émotions en ligne ?

Nous laissons tous des traces de manière consciente. Lorsque vous vous connectez sur Facebook, on vous propose dès lors un message d’entrée : « Exprimez –vous ». Si vous répondez, vous le faites de manière consciente. Ainsi, l’internaute laisse des traces dès qu’il clique : un re-tweet, un « j’aime », l’utilisation d’un hastag, le dépôt de commentaire… 

Mais les internautes génèrent également des émotions de manière inconsciente. Nous avons pu constater que des entreprises utilisent des webcams pour détecter les émotions sur notre visage, les situer dans un champ émotionnel et mesurer leur intensité. Il existe même des panneaux publicitaires qui mesurent avec des caméras nos émotions et qui adaptent leur message. Ceci est légal puisque la reconnaissance faciale est anonyme et qu’il n’y pas de reconnaissance de traitement.

Vous dites aussi que nous laissons circuler notre ennui sur les réseaux sociaux. C’est-à-dire ?

Pour étudier ce phénomène, nous avons fait des recherches sur les pratiques numériques des étudiants, en se demandant quel était leur rapport affectif au numérique. 

Nous avons constaté qu’ils utilisaient principalement Facebook et Youtube comme régulateur émotionnel. En effet, ces étudiants reconnaissent utiliser ces canaux pour « tromper l’ennui », et pourtant ils éprouvent également le besoin de s’y rendre lorsqu’ils sont avec leurs amis. Ils essayent de fuir l’ennui en allant sur ces réseaux, mais à leur tour, ces réseaux les ennuient. 

La fréquentation de ces réseaux est un moyen de fuir le réel avec les problèmes et les crises qui lui sont associés, et ces entreprises l’ont bien compris. Elles cherchent davantage la circulation des informations que la substance. C’est un peu comme si elles vendaient du temps de cerveau disponible.

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Vous parlez de manière récurrente des acteurs dominants du web, les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Pourquoi ces acteurs économiques s’intéressent-ils autant à nos émotions ? Celles-ci ont elle une valeur marchande ?

On ne peut pas savoir quelle est l’intention derrière le re-tweet ou le « j’aime » : il existe donc un risque de mésentente ou de quiproquo. Pour cette raison, Facebook a proposé d’autres réactions émotionnelles comme le « cœur », le « grrr » ou le « haha », que l’on appelle les « Facebook reactions ». Cette fonctionnalité permet de profiler davantage les internautes et génère donc une valeur marchande pour les entreprises qui peuvent bénéficier d’un ciblage plus fin et plus précis.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette étude ?

Nous avons été surpris, de manière négative, lorsque nous avons étudié les brevets déposés par ces entreprises et lorsque nous avons pris conscience de leur capacité à aller très loin en termes de flicage ou d’analyses prédictives par exemple. 

Mais cette marchandisation des émotions permet également aux individus de comprendre ce qui leur plaît, leur déplaît, d’avoir une vision un peu plus fine de leurs émotions.

Devrions-nous en tant qu’internautes et utilisateurs des réseaux sociaux avoir des points de vigilance ? Quel message souhaiteriez-vous faire passer ?

Je pense qu’il est nécessaire de mettre en place une éducation aux médias : l’utilisateur doit savoir comment fonctionnent les réseaux qu’il utilise, les informations qu’ils collectent, avec qui sont-elles partagées, et avec quelle finalité. Autant d’éléments disponibles à la lecture, même s’ils ne sont pas faciles à aborder. Cette éducation aux médias doit être au cœur des préoccupations d’un étudiant en communication et médias.

Propos recueillis par Coline COULON