Journalisme et Médias

Ariane Lavrilleux, lanceuse d’alerte sur la liberté de la presse

Placée en garde à vue pour ses enquêtes sur les relations entre la France et l’Egypte, la journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux intervenait en février dernier au Médiacampus.

L’investigation en France n’a jamais eu bonne presse, sans mauvais jeu de mots”. Voici le constat dressé par Ariane Lavrilleux lors d’une conférence au Médiacampus d’Audencia SciencesCom le 5 février dernier. Cette journaliste indépendante de 36 ans est venue partager avec le Club de la presse Nantes Atlantique son parcours et ses difficultés en tant que journaliste d’investigation. 

Originaire de Nantes, Ariane Lavrilleux a étudié à Grenoble et est ensuite partie travailler en Égypte pour plusieurs médias dont Disclose. Elle a travaillé pour ce site d’investigation sur les collaborations militaires entre la France et l’Egypte.

Ariane Lavrilleux au Médiacampus

10 heures de perquisition

Disclose a réceptionné des documents classés secret défense révélant une collaboration secrète entre la France et l’Egypte pour localiser des civils. L’armée égyptienne s’en servait ensuite pour aller tuer des contrebandiers entre l’Égypte et la Libye. Cette coopération ayant débuté en février 2016 aurait occasionné des centaines de morts de civils en dehors de tout cadre légal. Des exactions pouvant être qualifiées selon elle d’exécution extrajudiciaire et de “crimes contre l’humanité”. L’Égypte étant le troisième acheteur d’armes en France, il fallait choyer ce client à tout prix, raconte-t-elle. C’est ce qu’Ariane Lavrilleux appelle “la diplomatie des armes”. 

Le 19 septembre 2023, des agents de la DGSI sont venus perquisitionner son domicile pendant 10 heures, munis d’outils de cybersurveillance branchés sur son ordinateur et ses téléphones. En raison de son statut de journaliste, ils n’ont pas pu emporter son matériel et n’ont gardé que quelques documents et emails. D’après la reporter, cela n’enlève rien au fait que la DGSI a eu accès à toutes ses informations durant 10 heures. 

39 heures de garde à vue

A la suite de cette perquisition, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue à l’hôtel de police de Marseille pour une durée de 39 heures. La journaliste s’est vue poser “une rafale de questions” à laquelle elle n’a pas répondu en choisissant de garder le silence. Au cours de la conférence, la reporter dénonce les conditions plus que déplorables de ces heures passées au sous-sol du commissariat. Ce sous-sol a été condamné par l’Etat pour conditions d’accueil jugées trop indignes. A la suite de cela, il n’y a pas eu de mise en examen et Ariane Lavrilleux s’est vue remise en liberté sans charge. 

Cependant, une enquête a été lancée en parallèle et est toujours en cours, afin de traquer les sources qui ont informé Disclose. De plus, la journaliste n’a pas accès à la procédure et ne sait par conséquent pas ce qui est engagé contre elle. Enfin, le ministère des Armées, lors de la publication de l’enquête, a lancé une enquête interne afin de voir s’il y avait eu un souci dans la chaîne de commandement. “Dans un Etat de droit fonctionnel je n’aurais pas dû passer une nuit en garde à vue”, déplore-t-elle. 

Crédit photo : Thomas Samson

Dans un Etat de droit fonctionnel je n’aurais pas dû passer une nuit en garde à vue

Le “flou” de la loi Dati

La France, classée au 24ème rang mondial de la liberté de la presse, est souvent citée comme pionnière en la matière. C’est l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui en pose les bases. Alors que s’est-il passé pour que des journalistes comme Ariane Lavrilleux subissent des difficultés dans l’exercice de leur métier ?

Elle commence par mentionner la loi Dati de 2010 sur la protection des sources journalistiques. Ce texte plutôt indigeste vient préciser les contours de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. « Il précise que le juge peut porter atteinte à la protection du secret des sources s’il y a un intérêt public, explique la journaliste. Par conséquent le juge seul peut décider arbitrairement de ce que ça veut dire« . La règle, telle qu’elle est rédigée, ne satisfait pas les journalistes et les avocats spécialisés du droit de la presse. L’impératif justifiant de porter atteinte à la liberté fondamentale qu’est la liberté de la presse n’étant pas défini, tout motif peut être évoqué.  

Pour illustrer cet abus, elle nous dit qu’en 2017, 17 journalistes ont été convoqués par le DGSI pour des affaires qui gênent les autorités en place. “Malgré elle, la DGSI a montré qu’il y a avait un effritement de la liberté de la presse à la profession de journaliste, poursuit Ariane Lavrilleux. Il y a une multiplication d’attaques envers eux, empêchant des journaux de publier des enquêtes”. 

Une mobilisation collective

A l’initiative du président Emmanuel Macron, des états généraux de l’information ont été lancés pour « protéger l’information libre face aux ingérences » et « pérenniser le financement de l’information libre indépendante ». Cependant, un problème se pose, selon Ariane Lavrilleux : la protection du secret des sources n’est pas évoquée. Des états généraux parallèles de la presse indépendante se sont montés notamment à Nantes (le 22 février au Médiacampus), afin de faire des recommandations et arriver, à terme, à une sorte « d’immunité pour les journalistes dans le cadre de leur activité ».

Des rassemblements de soutien ont aussi été organisés par des confrères, ce qui est selon elle « capital ». La profession s’est regroupée, un communiqué commun a été rédigé avec des syndicats de journalistes ainsi qu’une déclaration auprès de la vice-commissaire pour la liberté de la presse a été émise. “C’est rare que la profession se rassemble comme ça”, salue-t-elle. La prise de parole massive a permis de créer un mouvement”. 

Un mouvement qui lui semble indispensable face aux menaces qui pèsent sur son métier. “On n’a pas conscience que les moyens mis en place par l’Etat sont forts, martèle Ariane Lavrilleux. La France est le pays qui enferme le plus de journalistes en Europe”. 

 

Article : Cecylia Bourgeais, Lili Chaigne et Ellyn Ravon

 

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