La proposition de loi sur la sécurité globale continue de susciter de vives réactions parmi les Français. Fin 2020, c’était l’article 24 de cette proposition qui était pointé du doigt. Ce texte entendait punir la diffusion d’images rendant possible l’identification de membres des forces de l’ordre en intervention, lorsque celles-ci sont diffusées avec « l’intention de porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique ». Pour en comprendre les enjeux, il faut revenir sur les origines et les conditions de la liberté d’informer en France. Décryptage avec Patrick Eveno.
Nous avons donc interrogé Patrick Eveno, historien des médias à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), qui nous éclaire sur cette liberté fondamentale en démocratie.
Quel est le texte fondateur de la liberté d’informer en France ?
« Il y a en fait plusieurs textes fondateurs sur la liberté d’informer en France. D’abord, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ensuite, il y a la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, texte fondamental sur lequel on s’appuie depuis bientôt 140 ans et qui fixe les bases de la démocratie en proclamant les libertés d’expression, d’information et d’opinion. La liberté d’informer est une condition à la démocratie puisque nous ne pouvons pas voter en connaissance de cause sans avoir été informé avant. Depuis, cette loi de 1881 à d’ailleurs été reconnue par le Conseil Constitutionnel. La liberté d’information est également consacrée par la Convention européenne de défense des droits de l’homme qui a toute une série d’articles, notamment l’article 11, sur la liberté d’informer. »
Quelles sont les restrictions invariables à cette liberté ? Peut-on vraiment tout dire au public ?
« Il y a toujours des restrictions, parce qu’il n’y a pas de liberté sans responsabilité. Dans le cas de la liberté d’informer, les quelques restrictions sont notamment l’insulte, l’injure et la diffamation. »
Comment ce droit a-t-il évolué au fil du temps ? A quelles occasions cette liberté a-t-elle été menacée dans notre pays ?
« Avec la loi sur la liberté de la presse, l’année 1881 marque une rupture évidente. Avant cette date, c’est le règne de l’autorisation, parfois même de la censure et de la pénalisation. Il y a toute une série de lois entre la Révolution française et 1881 sur ces questions qui sont toutes abolies en 1881, puisque cette année-là, c’est la liberté totale d’information qui est proclamée et qui prime depuis. Les périodes de guerres mondiales sont évidemment des exceptions. La liberté d’informer n’est pas totale à ces périodes-là puisqu’on connait différentes formes de censure : la censure militaire pendant la Première Guerre Mondiale et la censure allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale. Nous pouvons également citer la censure étatique durant la Guerre d’Algérie. Il y a aussi, quelques interdictions de journaux, comme Hara Kiri, journal satirique dont l’interdiction mènera à la création de Charlie Hebdo en 1970. Mais depuis, ces interdictions restent marginales. »
Les médias ont-ils tous les mêmes droits en termes de liberté d’information ?
« Pendant très longtemps il y a eu une différence entre la presse écrite et l’audiovisuel. Si la liberté de la presse est proclamée en 1881, l’audiovisuel (radio et télévision) reste contrôlé par l’État pendant près d’un siècle. C’est à l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir que la loi du 22 juillet 1982 affirme finalement dans son premier article que « la communication audiovisuelle est libre ». A partir de là, le monopole de l’État sur l’audiovisuel prend fin et il y a possibilité de diversifier les canaux. Depuis, on a assisté à une multiplication du nombre de radios (libres, associatives…) et de chaînes de télévision. On passe d’abord de 3 à 7 chaînes, et depuis la TNT, ce sont plus de 300 chaînes de télévision qui se partagent les audiences. Même si toutes ces chaînes n’ont pas vocation à informer, c’est un grand pas pour la liberté de l’audiovisuel. En ce qui concerne l’information sur Internet, arrivée plus tard, elle est placée sous le même régime que la presse papier avec la loi de 1881. »
La rédaction de l’article 24 du projet de loi sur la Sécurité Globale portait-t-elle atteinte à cette liberté ?
« Oui, bien sûr. Le droit du public à être informé, c’est ce qui justifie l’existence des journalistes qui, par leurs enquêtes et leurs reportages, portent des faits à la connaissance du public. C’est grâce à cela que le public peut se faire une opinion. Si les journalistes ne peuvent pas diffuser de photos et de vidéos de ce qui se passe dans l’espace public, on prive les citoyens de leur droit à l’information, ce qui les ampute, par conséquent, de leur liberté d’opinion. »
Dans cet article 24, tout semble se jouer sur les termes employés et notamment cette question de l' »intention de porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique des forces de l’ordre ». Mais alors comment dissocier une information d’une intention malveillante ?
« En réalité, la loi de 1881 sur la presse le disait déjà : l’ « intention », juridiquement, ça ne veut rien dire. C’est l’acte seul qui existe. S’il y a un acte malveillant, dans ce cas, on entame une procédure judiciaire. Mais une « intention malveillante », qu’est ce que ça veut dire? Comment pouvons nous faire la distinction entre une intention malveillante et une intention bienveillante ? Si l’on publie la vidéo d’un policier qui frappe un manifestant, on peut dire que c’est malveillant envers le policier mais c’est aussi bienveillant pour la victime qui pourrait être injustement accusée de rébellion par exemple. Donc on ne peut pas justifier la nature d’une intention. Cela n’a pas de valeur juridique, il n’y a que l’acte qui compte. »
Les citoyens ne sont-ils pas aussi concernés dans le sens où chacun peut désormais participer à l’information en partageant sur les réseaux sociaux ? Notamment lors des manifestations.
« Bien sûr, les citoyens participent aussi. Ils le faisaient même avant les réseaux sociaux, avec des tracts, des slogans, etc. Sauf que les réseaux sociaux ne véhiculent pas que de l’information. Il véhiculent aussi beaucoup et surtout des opinions. On est dans une démocratie, les opinions sont libres. Mais il ne faut pas confondre information et opinion. Effectivement, il y a des vidéos tournées par des citoyens lambdas qui sont utilisées pour informer. Pour autant, il faut garder à l’esprit que les vidéos, comme les images et les textes, peuvent être manipulés et détournés. C’est toute la problématique des “fake news”. On a vu à plusieurs reprises des vidéos datant de 2017 reprises en 2020 pour appuyer certaines opinions. Il faut faire attention. C’est pour cela que le professionnalisme et la déontologie des journalistes est importante : c’est ce qui permet d’authentifier, de vérifier et de crédibiliser l’information. C’est très intéressant que tout un chacun puissent poster des choses sur les réseaux sociaux mais il faut toujours vérifier ces informations. »
Vous parliez de la différence entre liberté d’information et liberté d’opinion. En quoi sont-elles liées ? Et pourquoi est-ce important de ne pas les confondre ?
« Si l’on reprend au début, tout part de la liberté de pensée. Cette liberté, personne ne peut vous l’enlever. Même si vous êtes en prison, vous penserez de toute façon. Mais à quoi cela sert de penser si vous ne pouvez pas exprimer cette pensée? C’est donc la liberté d’expression qui vient ensuite, selon si, oui ou non, vous pouvez exprimer cette pensée. Ensuite, la liberté d’opinion assure l’expression d’opinions diverses, divergentes ou contradictoires. Et enfin, la liberté d’informer est la liberté de rendre des faits publics pour que pour que le public puisse se faire une opinion. Cela forme une espèce de cascade qui part de la liberté de notre cerveau jusqu’au droit du public d’être informé. »
Comment situer la France par rapport aux autres pays en matière de liberté d’informer ?
« La France fait partie d’un bloc démocratique qui réunit l’Europe Occidentale, l’Amérique du Nord, des pays d’Asie, comme le Japon et la Corée du Sud, ainsi que quelques pays d’Amérique latine et d’Afrique. Dans ces pays, malgré certaines différences locales, nous avons le même droit à l’information. Entre ce bloc démocratique et l’autre extrême représenté par la Corée du Nord où tout est surveillance, il y a toute une série de gradations de pays plus ou moins démocratiques, plus ou moins autoritaires. On passe de la Pologne et la Hongrie, pays qui contrôlent de plus en plus leur presse, à des pays comme la Biélorussie, la Russie ou la Turquie, où il y a quelques libertés mais aussi beaucoup de contraintes, et puis les pays complètement dictatoriaux comme la Chine et certains pays du Moyen-Orient. »
Le Conseil de déontologie journaliste et de médiation que vous présidez fête sa première année d’existence. Quel bilan en tirez-vous ?
« Cela a été une année très féconde bien que difficile. Nous avons, nous aussi, été malheureusement touchés par la Covid et par la crise économique qui ont changé notre façon de travailler. Mais le bilan est positif parce que le public se saisit de plus en plus de notre outil. Nous traitons de plus en plus de saisines : on les instruit et on rend des avis. Au début, il y avait beaucoup de méfiance et de polémiques : on nous reprochait d’être un conseil gouvernemental, ce qui est totalement faux ! Le conseil est tripartite, ce qui veut dire qu’on a à égalité journalistes, entreprises, et représentants du public. Mais le public commence maintenant à nous connaître mieux et de façon positive, ce qui nous permet de mettre en place un travail fécond avec de plus en plus de médias et de rédactions. »
Propos recueillis par Mathilde Carlier
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